lundi 30 avril 2012

Voter blanc, est-ce nul ?


Nous voilà entre les deux tours. J'ai la grande surprise de constater que des connaissances, ainsi que d'autres blogs cathos semblent considérer que ce n'est pas si absurde que ça comme démarche, de voter blanc. Ma deuxième surprise est de constater, en creusant un peu, que le sujet n'est pas abordé frontalement par l'Eglise. Voici donc l'état de ma réflexion que je vous invite à compléter dans les commentaires !

En démocratie, la participation du citoyen à la recherche du bien commun passe par le vote
L'abstention est a priori refusée par l'Eglise : « La soumission à l’autorité et la coresponsabilité du bien commun exigent moralement le paiement des impôts, l’exercice du droit de vote, la défense du pays » (Catéchisme de l'Eglise Catholique, 2240)
La raison pour laquelle notre vote est demandé est simplement une application du principe de participation : chacun doit participer à l'émergence d'une société plus juste et à la constitution d'un gouvernement qui poursuivra le bien commun :
« Tous les comportements qui incitent le citoyen à des formes de participation insuffisantes ou incorrectes et à la désaffection répandue pour tout ce qui concerne la sphère de la vie sociale et politique doivent être considérés avec une certaine inquiétude: que l'on pense, par exemple, [...]à la pratique de se limiter à l'expression d'un choix électoral, allant même, dans de nombreux cas, jusqu'à s'en abstenir » (#191, Compendium de la Doctrine Sociale de l'Eglise)
« Aussi faut-il stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes. Et il faut louer la façon d’agir des nations où, dans une authentique liberté, le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques. » (Gaudium et Spes)

     Le droit civil est devenu un devoir moral (c'est d'ailleurs écrit sur nos cartes d'électeurs). Pourquoi donc est-ce un devoir ? C'est le régime démocratique dans lequel nous vivons qui fait du vote un devoir. Si la société était dirigée par un petit groupe d'hommes qui se cooptent et ont pour seul objectif de poursuivre le bien commun, le vote de chacun n'aurait pas de caractère nécessaire. Observons pour cela la nomination des évêques et du pape qui ne passent pas par un vote de tous les chrétiens, mais qui a néanmoins pour but de poursuivre le bien commun. Mais tel n'a pas été le choix des assemblées constituantes qui ont fondé nos démocraties modernes. La recherche du bien commun a été jugée d'une complexité telle que quelques uns, même au nom de tous, ne pourraient pas correctement la poursuivre. Et c'est donc au résultat de votes aux élections qu'a été confiée le choix du chemin à poursuivre pour se rapprocher de ce bien commun. L'assemblée constituante a préféré l'intelligence collective à l'intelligence de certaines catégories de citoyens. La démocratie n'est pas un système parfait ni l'unique système possible, mais elle est le « terrain de vie » qui nous a été donné pour vivre notre sanctification, et nous agissons dans ce cadre. S'abstenir, c'est refuser de participer à l'intelligence collective, s'en remettant aux « autres » pour faire le choix. A noter que différentes constitutions impliquent des devoirs différents. Les évêques d'Italie ont appelé à s'abstenir lors du référendum sur l'avortement de 2005 puisque pour être validé, le référendum devait recueillir plus de 50% de participation. Avec ce genre de règles, l'abstention peut devenir un acte réel de participation ! Mais rien de tout cela en France et il nous faut donc agir avec les « règles du jeu » qui nous sont imposées, et qui impliquent que l'abstention est une non-participation.

Plusieurs erreurs mènent à l'abstention
Ce déni de participation me semble pouvoir reposer sur trois erreurs :
  • l'idée fausse selon laquelle, le choix étant difficile, on s'en remet à d'autres qui sauront mieux. Si ces choix étaient scientifiques, on n'aurait pas besoin de l'appel au peuple, et il n'est donc pas juste de chercher à s'extraire du choix qui s'offre à nous. Si je me trompe dans mon vote et vote par mégarde pour le candidat qui est le plus loin de mes idées, mon vote sera contrebalancé par d'autres qui, refusant comme moi l'abstention, auront retenu les bons morceaux des discours des candidats. L'intelligence collective rattrape l'erreur individuelle, mais pour ça faut-il accepter de faire à titre individuel une erreur une fois de temps en temps pour, la plupart du temps, faire un vote juste et ainsi contribuer globalement au bien commun !

  • L'idée fausse selon laquelle les candidats n'ont pas un programme compatible avec nos idées ou nos croyances, et qu'on ne peut donc pas cautionner leur élection. Là où cet argument pourrait porter pour des candidats « parfaitement égaux dans leur éloignement à nos valeurs et nos idées », je crois honnêtement qu'on ne peut pas, aujourd'hui, dire que Nicolas Sarkozy et François Hollande sont « parfaitement égaux dans leur éloignement aux valeurs et aux idées » de chacun de ceux qui vont s'abstenir pour ces raisons-là (à fortiori au premier tour où il y avait 10 candidats !) Les programmes sont réellement différents. Sans rentrer dans l'analyse des programmes, pour réduire la dette l'un souhaite une augmentation des revenus de l'Etat, l'autre une diminution des dépenses. L'un prône le mariage homosexuel et l'homoparentalité, l'autre non. L'un souhaite créer 60.000 postes dans l'Education nationale, l'autre veut continuer la réduction des effectifs de la fonction publique. L'un veut ramener l'âge de départ à la retraite à 60 ans avec 41,5 ans de cotisation alors que l'autre a fait un mouvement inverse il y a un an. Je ne crois pas que trois « points non négociables » permettent d'analyser un programme et de faire son choix, même s'ils peuvent et doivent y contribuer. Le document des évêques de France va d'ailleurs bien au-delà des trois principes non négociables et nous donne des clés de lecture plus larges. Mais vu les différences entre programmes, se considérer indifférent au nom du prochain candidat relève selon moi de la paresse intellectuelle au mieux.
    Ainsi Monseigneur Vingt-Trois dit-il que nous sommes dans un « pays où on a la liberté de vote, la liberté de choix, et on peut réellement infléchir l'avenir de notre pays par la désignation qu'on fait de son président et des députés. ». Monseigneur Barbarin également est plutôt sur cette ligne de conduite même si dans certains cas, il n'exclue pas le principe d'un vote blanc : Dans le cas d’un deuxième tour d’une élection présidentielle, comme il le fait remarquer, l’un des deux candidats sera de toute façon élu. Dans ce contexte, « faire le choix de l’objection de conscience serait porter une part de responsabilité et estimer que les deux candidats sont également et gravement inadéquats à cette responsabilité, ce qui est à bien réfléchir ».
  • L'idée fausse selon laquelle on passe un message en votant blanc. Mais quel message ? Le message qu'on regrette que tel ou tel candidat n'ait pas pu se présenter à cause des 500 signatures. Le message qu'on souhaite que le vote blanc soit compté. Le message qu'on souhaite un changement de constitution. Le message que les deux candidats nous semblent équivalents. Et tant d'autres messages. Leur diversité est leur illisibilité ! Interprétés dans tous les sens, le message d'origine de chaque votant est perdu et tordu. Ces messages ont pour vocation de remonter par le biais des corps intermédiaires : syndicats, partis politiques, associations. Ces organisations savent porter des messages lisibles, et les faire entendre, faisons leur confiance et aidons-les, mais pas par un vote blanc !
« Tel est le cadre de la société civile, conçue comme l'ensemble des rapports entre individus et entre sociétés intermédiaires, les premiers à être instaurés et qui se réalisent grâce à « la personnalité créative du citoyen ». Le réseau de ces rapports irrigue le tissu social et constitue la base d'une véritable communauté de personnes, en rendant possible la reconnaissance de formes plus élevées de socialité. » (#185, Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise)


La confiance du chrétien citoyen est la clé de sa participation aux scrutins les plus difficiles
Il nous faut donc faire un choix. Bien conscients que notre choix ne sera pas parfait et qu'il aura des conséquences, nous devons garder la confiance des chrétiens qui savent Dieu présent sur le chemin de l'humanité. De même que de notre incertitude sur notre choix, la démocratie trouvera une tendance de choix dans une population, de même, de présidents imparfaits en présidents imparfaits, la France trouvera à s'avancer vers toujours plus de liberté, d'égalité et de fraternité, dans la recherche du bien commun.
« L’homme parvient à cette dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des passions, par le choix libre du bien, il marche vers sa destinée et prend soin de s’en procurer réellement les moyens par son ingéniosité. Ce n’est toutefois que par le secours de la grâce divine que la liberté humaine, blessée par le péché, peut s’ordonner à Dieu d’une manière effective et intégrale.  » (Gaudium et Spes)
Ne craignons pas les imperfections du prochain président, craignons l'absence de participation réelle de chrétiens qui ont une voix à porter dans le monde qui nous entoure, à ces présidentielles, mais aussi dans les mois et années qui la suivront ! La foi en Dieu ne peut pas aller sans une espérance, une confiance, dans l'avenir de notre pays et de notre monde.

*   *   *
 
« En effet, plus le monde s’unifie et plus il est manifeste que les obligations de l’homme dépassent les groupes particuliers pour s’étendre peu à peu à l’univers entier. Ce qui ne peut se faire que si les individus et les groupes cultivent en eux les valeurs morales et sociales et les répandent autour d’eux. Alors, avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgiront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l’humanité nouvelle. » (Gaudium et Spes)

Bon vote dimanche prochain !

mercredi 25 avril 2012

Est-il normal de chercher des profs sur leboncoin.fr ?


    Les journaux relatent plusieurs histoires de professeurs qui ont été recrutés sur leboncoin.fr. J'entendais récemment que l'éducation est le sujet politique le plus difficile, parce que tout le monde se sent concerné et compétent : nous avons tous été à l'école, et tous les parents se sentent en plus concernés par la réussite de leurs enfants. Du coup, chacun a une idée bien précise de ce qu'il attend de l'école, des méthodes d'apprentissage (à bas la méthode globale !), etc... D'où le retentissement (tout relatif en plein bouclage du premier tour des présidentielles, certes) sur cette affaire qui, dans d'autres secteurs, n'aurait pas inquiété grand'monde (si un directeur de banque veut chercher un trader sur leboncoin.fr, il fait bien ce qu'il veut)... La conclusion qui ressortait de cette affaire est que si vraiment le rectorat n'était pas en mesure de fournir des professeurs, il fallait alors passer par le pôle emploi, et pas par le bon coin.
   L'éducation libre est un des points d'attention pointés par les évêques de France (voire l'un des points « non-négociables ») dont toute la blogosphère catho parle plus ou moins en détail pendant la campagne présidentielle ( et  et  et sans vouloir faire de la pub pour la concurrence), et ce sujet de l'éducation mérite donc bien quelques pensées... Auriez-vous acheté un prof sur leboncoin.fr pour donner des cours dans votre collège ?



Le proviseur doit pouvoir choisir ses enseignants
   En matière d'éducation, ce qui frappe en lisant le compendium de la doctrine sociale de l'Eglise (j'ai oublié de vous dire qu'il est en ligne si vous n'avez pas le bouquin que vous pouvez vous procurer par exemple ici) ; ce qui frappe, donc, c'est que l'évocation du sujet de l'éducation est quasiment toujours rattaché à une évocation de la famille. L'Eglise nous dit que l'éducation est une responsabilité de la famille « Les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants » (#240 du Compendium) « mais pas les seuls » ajoute le rédacteur. « Les parents ont le droit de choisir les moyens qui peuvent les aider dans leur tâche d'éducateurs […]. Les autorités publiques ont le devoir de garantir ce droit et d'assurer les conditions concrètes qui en permettent l'exercice. »
  Soyons honnêtes, le sujet principalement visé dans ce paragraphe, et dans le principe non-négociable, est la possibilité d'une école libre, la liberté de constituer un enseignement mettant en valeur le message du Christ, etc. Néanmoins, cette exigence repose sur (et/ou induit) le principe que l'éducation n'est pas quelque chose qui doit être guidé de manière centralisée par un Etat inflexible, mais que le principe de subsidiarité doit jouer son rôle, et donner, ou rendre, un caractère « humain » à l'école qui doit être proche de ses élèves, des projets éducatifs des parents (et peut-être même des talents de ses profs) avant d'être proche du canon dicté par le ministère. L'existence d'un baccalauréat « commun », et même de programmes pour chaque classe, n'est pas une remise en cause de ce principe de subsidiarité. Le bac vient donner un élément de « validation des acquis » qui permet d'afficher un certain niveau tandis que les programmes permettent d'évaluer ce qu'un élève moyen est capable de s'approprier pendant une année de cours, et sont de bons guides pour les professeurs pour tirer le meilleur de leurs élèves sans en faire trop. Un certain respect du programme est nécessaire pour que les enfants qui déménagent puissent réintégrer simplement une nouvelle école. Mais les méthodes d'enseignement doivent rester libres, et des variations par rapport au programme ne sont pas choquantes. Un enseignement religieux obligatoire en Alsace-Moselle, l'enseignement de patois local dans certaines régions, le concept de sport étude, ou des aménagement de cours pour suivre une formation au cirque, des classes « européennes »… sont autant d'adaptations qui montrent une adaptation du cadre réglementaire, des exemples réussis, je pense, de subsidiarité, dont on a parfois trop de mal à tirer le maximum (filières professionnelles dévalorisées en France).
   Si les programmes peuvent souffrir de quelques adaptations, combien plus le directeur d'un établissement scolaire est-il fondé, pour construire le programme éducatif, à chercher à mobiliser les compétences là où il les trouve pour atteindre son objectif ! L'adhésion des professeurs aux principes d'éducation élaborés par le directeur en lien avec les familles est très importante, et n'est pas forcément directement liée au statut d'agent permanent de l'éducation nationale !
     Il ne me semble donc pas anormal que les proviseurs puissent explorer toute solution pour recruter leurs équipes, à condition bien sûr que ces conditions de recrutement permettent d'assurer la qualité de l'enseignement, et qu'elles ne portent pas atteinte aux principes de la DSE, et plus largement, à la dignité de l'homme. Le concours de la fonction publique permet d'assurer une certaine qualité aux enseignements, que ne permet pas forcément d'atteindre un recrutement au pôle emploi ou sur leboncoin.fr. C'est pourquoi les proviseurs passent préférentiellement par ce canal, et c'est certainement souhaitable. Mais lorsqu'il ne fonctionne pas, il est normal que d'autres solutions soient explorées... Par exemple pôle emploi, ou leboncoin.fr...

Les nouvelles technologies sont de beaux outils à subordonner au bien commun
    Les nouvelles technologies sont regardées avec confiance par l'Eglise qui voit en eux une merveilleuse concrétisation de la capacité de l'homme à participer à la création encore aujourd'hui. Mais l'Eglise constate que ces technologies ne sont pas toujours asservies à la recherche du bien commun, et qu'elles ont parfois pour effet d'accroître les inégalités, ou d'asservir les hommes.
    « C'est dans cette perspective qu'apparaît l'importance de la question relative à la propriété et à l'usage des nouvelles technologies et connaissances. [...] Ces ressources, comme tous les autres biens, ont une destination universelle; elles aussi doivent être insérées dans un contexte de normes juridiques et de règles sociales qui en garantissent un usage inspiré par des critères de justice, d'équité et de respect des droits de l'homme. » (283 du Compendium)
    Il faut donc se poser la question de l'équité de ce mode de recrutement. L'accès à internet, aujourd'hui en France, n'est plus vraiment un critère discriminant, encore moins pour les personnes suffisamment éduquées pour pouvoir prétendre devenir enseignant. Il est probablement moins discriminant (y compris socialement) que les concours de la fonction publique. La capacité à utiliser un site internet pour publier une annonce n'est pas très discriminante non plus. Elle dénote plus un savoir faire qu'une capacité.
On peut en revanche apprécier la capacité d'internet à diffuser une information plus largement et permettre de mettre en relation des hommes, en permettant aux proviseurs de trouver les compétences qu'ils recherchent :
    « Les fidèles laïcs considéreront les médias comme de possibles et puissants instruments de solidarité: « La solidarité apparaît comme une conséquence d'une communication vraie et juste, et de la libre circulation des idées, qui favorisent la connaissance et le respect d'autrui ». (#561)
 La solidarité qui rejoint la subsidiarité, ça mérite d'être creusé. L'excès dans l'une sans l'autre dégénère en « assistantialisme », l'excès dans l'autre sans l'une induit un « régionalisme égoïste »(#351). La bonne circulation des informations permet (dans le cas étudié ici) aux proviseurs de trouver les compétences qui correspondent le mieux à leur projet éducatif (subsidiarité). Elle permet aussi que les compétences du chercheur d'emploi trouvent à s'épanouir plus pleinement au service de ce projet par rapport à d'autres projets moins adaptés pour cette personne (solidarité : les proviseurs laissent aller la compétence à l'endroit où elle est le mieux utilisée). Ceux qui connaissent le principe de la longue traîne verront vite de quoi on parle (sur internet, un "produit" plus spécialisé et moins demandé peut se faire trouver par les acheteurs alors qu'il ne se vendrait pas en librairie car trop rares sont les acheteurs dans une seule ville... de la même manière, un prof un peu original pourra se faire trouver sur internet par un proviseur qui a un projet "pareillement original")
   Alors pourquoi demander que le proviseur passe par le pôle emploi ? Pour avoir une aide au recrutement pour le proviseur qui n'est pas un professionnel du recrutement ? Peut-être pour avoir accès à une base de données plus large de demandeurs, et donc de compétences à solliciter ? Mais ceci me semble plus relever du « conseil » que d'une obligation (même morale) pour le proviseur.


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    En conclusion, je ne serai pas aussi prompt à jeter la pierre aux proviseurs qui ont cherché à mobiliser les compétences qui leur manquaient là où ils ont pu les trouver, et qui ont sans aucun doute fait passer un entretien aux postulants pour s'assurer qu'ils étaient en capacité d'enseigner de manière satisfaisante ! Au travail, nous pouvons donc réfléchir aux procédures parfois rigides de recrutement et de promotion qui nous entourent et nous demander ce que nous pouvons faire pour les utiliser au service du bien commun, ou pour les modifier, en agissant pour chercher la meilleure correspondance entre des missions et des compétences des personnes qui vont avoir à les remplir !

vendredi 6 avril 2012

Faut-il séquestrer son patron pour faire avancer les conflits sociaux ?


 Il est parfois de ces modes qui vont et viennent. La séquestration de patrons semble être dans une période de haut. Hier à l'imprimerie Jean Decoster pour obtenir une prime de licenciement extra-légale, avant-hier à E.ON pour annuler un plan de licenciement, jeudi dernier à la FNAC de Paris pour obtenir des réponses sur une modération salariale. Ce sujet pose la question du lien des employés avec leur patron. Mais aussi du lien entre le patron et l'entreprise qu'il dirige, et représente. Est-il légitime de séquestrer une personne pour faire plier une organisation ? Quel est le positionnement du directeur dans son entreprise ?


L'entrepreneur : un homme au service du bien commun

Avant d'entamer le fond du sujet, on pourra commencer par observer qu'un chef d'entreprise est un homme (ou une femme !), et qu'il a, du coup, droit à certains égards. Voire certains droits naturels. “La liberté est dans l'homme un signe très élevé de l'image divine et, en conséquence, un signe de la dignité sublime de chaque personne humaine: La liberté s'exerce dans les rapports entre les êtres humains. Chaque personne humaine, créée à l'image de Dieu, a le droit naturel d'être reconnue comme un être libre et responsable. Tous doivent à chacun ce devoir du respect. Le droit à l'exercice de la liberté est une exigence inséparable de la dignité de la personne humaine” (#199 du compendium de la doctrine sociale de l'Eglise). On a parlé des prisonniers dans un précédent post, mais leur privation de liberté est décidée par l'Etat, qui, seul, peut infliger des peines, et non par d'autres particuliers. Les séquestrations sont donc des actes inacceptables en ce qu'elles touchent l'homme et non une “simple” organisation. Si on avait besoin de s'en convaincre, la violence éventuellement nécessaire pour maintenir une personne en séquestration est également illicite : “ La violence détruit ce qu'elle prétend défendre: la dignité, la vie, la liberté des êtres humains” (#496)
Le choix des armes étant restreint, les raisons d'un mécontentement n'en sont pour autant pas écartées. Elles peuvent venir d'un mauvais positionnement du chef d'entreprise, ou d'un mauvais positionnement des employés. Le chef d'entreprise a pour rôle de “gérer” la société. Il administre les biens et personnes qui la composent : fonds propres, outil de production, personnels, et dans une mesure différente, actionnaires, … Cette gestion, par application du principe de destination universelle des biens, se fait en vue du bien commun. Pour ce faire, “ l'exercice des responsabilités de l'entrepreneur et du dirigeant exige [...] une réflexion constante sur les motivations morales qui doivent guider les choix personnels de ceux à qui incombent ces tâches.” (#344). Le chef d'entreprise doit connaître et cultiver ses motivations morales pour réussir à bien appréhender le bien commun. (si vous êtes chef de quelque chose, prenez donc deux-trois secondes et demandez-vous si vous connaissez vos motivations morales).
Sa responsabilité est personnelle devant tous : cf supra “[...] choix personnels de ceux à qui incombent ces tâches”. Il ne peut donc pas se cacher derrière une “organisation” qui porterait la responsabilité de ses choix. La responsabilité n'est pas un concept vague destiné à être “flouté” dans une organisation dont les individus ont disparu. L'organisation a pour but de permettre une prise de responsabilité par une personne qui se repose sur un réseau de compétence ou de savoirs-faire : « une acception du péché social qui, plus ou moins consciemment, conduirait à en diluer et presque à en effacer la composante personnelle, pour n'admettre que les fautes et les responsabilités sociales, n'est ni légitime ni acceptable. Au fond de chaque situation de péché se trouve toujours la personne qui pèche. » (#117). Cette responsabilité du chef d'entreprise a de multiples facettes : «  l'application, l'ardeur au travail, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l'énergie dans l'exécution de décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l'entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situations » (#343)

Les employés participent au bien commun à la suite de l'entrepreneur
En contrepartie de cette responsabilité, de la fidélité dans les rapports interpersonnels et de l'obligation parfois de devoir exécuter les décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires, les employés doivent respecter les décisions du chef d'entreprise, et ne pas le déposséder de son pouvoir et de ses avoirs. La parabole des vignerons homicides (Mt 21,33-46) nous montre des ouvriers qui se révoltent pour confisquer l'outil de travail (la vigne) et font violence aux représentants du maître de la vigne qui viennent réclamer leur dû. Le maître, finalement, « fera misérablement périr ces misérables, et il louera la vigne à d'autres vignerons, qui lui en livreront les fruits en leur temps ».
L'encyclique Quadragesimo Anno ne le dit pas moins clairement : « Grèves et lockouts sont interdits ». Il n'est pas question ici de supprimer le droit au dialogue social ni même à la contestation sociale. Mais il est question de positionner ce dialogue sur un terrain de construction plutôt que de destruction. La grève qui empêche les outils (et les autres hommes) de produire leur fruit, est en effet contraire à la destination universelle des biens : «  Le Pape, bien entendu, n'entend pas condamner tout conflit social sous quelque forme que ce soit : l'Eglise sait bien que les conflits d'intérêts entre divers groupes sociaux surgissent inévitablement dans l'histoire et que le chrétien doit souvent prendre position à leur sujet avec décision et cohérence […] Ce qui est condamné dans la lutte des classes, c'est plutôt l'idée d'un conflit dans lequel n'interviennent pas de considérations de caractère éthique ou juridique, qui se refuse à respecter la dignité de la personne chez autrui (et, par voie de conséquence, en soi- même), qui exclut pour cela un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société, mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s'oppose à lui. » (Centesimus annus). On peut ainsi se poser la question de la légitimité de séquestration faites dans le but d'obtenir une prime « supra-légale », la loi proposant ce que le législateur a jugé être un accommodement raisonnable. La modération salariale en période de crise est également prévue par la doctrine sociale de l'Eglise comme une application du principe de participation, et pourrait donc être comprise comme un accommodement raisonnable si c'est la seule alternative à un plan de licenciements. Les plans de licenciements, s'ils se substituent à une liquidation, peuvent aussi être des accommodements raisonnables. Dans les trois cas cités dans l'introduction, je ne connais pas suffisamment bien le sujet pour juger. Mais il est vrai que la campagne électorale induit probablement une certaine médiatisation de situations qui ne seraient pas jugées anormales en période plus apaisée.

Au contraire, une contestation non-violente doit permettre d'orienter les négociations vers une solution honnête au problème : « La lutte des classes, en effet, quand on s'abstient d'actes de violence et de haine réciproque, se transforme peu à peu en une honnête discussion, fondée sur la recherche de la justice » (Quadragesimo Anno). Cette orientation est probablement un acte de foi difficile à poser lorsqu'un ouvrier est soumis à une décision injuste, mais peut être poursuivie dans un esprit de correction fraternelle si l'injustice est criante, correction fraternelle qui va jusqu'à la dénonciation publique si nécessaire, ou auprès des tribunaux.

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Ainsi, la responsabilité du chef d'entreprise est pleine et première dans l'exercice de ses fonctions, qui sont orientées vers le bien commun, ce qui peut notamment passer par le fait de créer ou maintenir de l'emploi et des conditions de travail conformes à la dignité de chaque être humain. Lorsque l'intérêt personnel prend le pas sur le bien commun, et seulement dans ce cas, les employés sont en droit d’œuvrer pour corriger les errements du chef d'entreprise, ce qui doit pouvoir être fait par une honnête discussion, et à défaut par des moyens plus visibles, mais non violents. L'intérêt partisan de la défense des intérêts des seuls travailleurs n'est en revanche pas suffisant pour justifier de comportements incitant au conflit social, le bien commun ne se limitant pas aux intérêts des travailleurs.

PS : je profite de ce post pour :
  • vous proposer une lecture pour le Samedi Saint demain pour tous ceux qui ne connaissent pas la signification du « il est descendu aux enfers » du Credo
  • vous souhaiter une bonne fête de Pâques
  • vous suggérer, en guise de cadeau de Pâques à vos proches, de leur faire découvrir ce blog !